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Publié le par bobby

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Robert Johnson, blues à la diable



La bande dessinée «Love in Vain», de Mezzo et Jean-Michel Dupont, évoque l'ascension et le destin tragique du compositeur de «Cross Road Blues».La bande dessinée «Love in Vain», de Mezzo et Jean-Michel Dupont, évoque l'ascension et le destin tragique du compositeur de «Cross Road Blues». (Illustration édition Glénat)

BD

Le dessinateur Mezzo et le scénariste Jean-Michel Dupont signent une bio graphique du musicien noir des années 30.

Etait-il déguisé en écolier ? En gentilhomme chargé d’or ? En prestidigitateur à petit singe ? Non, et tant pis pour Goethe, Hugo et Nerval. Au milieu des années 30, dans l’Etat du Mississippi, lorsqu’il se présente à minuit à un carrefour près de Clarcksdale ou de Rosedale, le diable porte un chapeau de paille et s’appelle Papa Legba. Il est accompagné d’un molosse aux oreilles taillées. A ses pieds sommeille Robert Johnson, demi-portion du blues en équilibre entre deux villes, deux clubs, deux femmes… Papa Legba prend la guitare de Johnson, l’accorde, joue. Le musicien se réveille et l’histoire bifurque. Dès lors, il sera celui qui charme et impressionne, qu’on enregistre et qu’on veut voir, celui qui a vendu son âme au diable… comme tant d’autres. Car, et c’est un des points originaux de Love in Vain, la biographie de Robert Johnson scénarisée par Jean-Michel Dupont et dessinée par Mezzo, la moitié des musiciens du Delta croisés dans le volume ont vu ce fameux diable de Papa Legba, outil promotionnel commode, voire gage de sérieux s’apparentant, dans la religion du blues, à un pèlerinage.

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Panoramiques. Robert Johnson, c’est vingt-neuf chansons, vingt-sept ans d’existence, dix doigts squelettiques, trois sépultures, deux photos, un carrefour et une infinité de reprises (par Clapton, Hendrix, Led Zep, Dylan sans évoquer les films où son personnage apparaît). Voilà pour le numéraire. Pour le spirituel, l’auteur de Cross Road Blues est une référence quasi mythologique à trois temps : ascension sociale, réussite artistique, destin tragique. A chacun de ces temps s’est couplée une singularité : présence du diable pour la réussite, fédération des éléments du blues pour l’artistique, mort mystérieuse - empoisonnement ? - pour le destin.

Illustration édition Glénat

Par quelque bout qu’on le prenne, Johnson a des choses à nous dire, même si «on a peu d’éléments sur sa vie, explique Mezzo. Ce ne sont que des témoignages oraux de gens qui l’ont raconté et ont forgé le mythe». Aussi, Love in Vain relie grâce à la voix d’un certain narrateur les grands moments de sa vie : l’enfance traîné de ville en ville par une mère travaillant dans les champs de coton, la découverte de la guitare, la perte de sa femme et de son bébé après un accouchement tragique, la découverte du mentor, la recherche du père, la rencontre avec le diable, le succès, la chute.

Le trajet historique du blues relie le delta du Mississippi à Chicago. Celui de Robert Johnson n’échappe pas à la règle, puis redescend vers l’origine, quand vient la fin. Sous l’influence protectrice de Robert Crumb et de ses Héros du blues, Dupont et Mezzo scandent ce parcours de longs plans larges, de décors et paysages où les parties blanches semblent griffées, arrachées au papier noir. La forme hyperbolique donne le tempo graphique de la BD : partie des champs nus, elle retourne au néant du lit mortuaire après s’être gonflée et dégonflée de l’ambiance de la ville. Les cadres panoramiques y sont alors plus étirés, plus peuplés, saturés d’objets, montrant en creux, de la part des auteurs, une puissance documentaire dans le détail des pubs, costumes, journaux, vitrines. Il y a toujours quelque chose à voir dans un cadre de Mezzo.

Martingale. Pour les amateurs, l’ouvrage tient lieu de missel, avec galerie de portrait (du bluesman Son House au producteur H.C. Speir) et lyrics de certains titres en bonus, si d’aventure le lecteur se retrouve pris dans une soirée-hommage de l’église luciférienne. Sous l’emballage, Dupont et Mezzo n’ont en revanche pas forcé sur l’aspect mythique de leur anti-héros. Leur Faust noir est plutôt falot, parle peu, sans feu intérieur. Un gratteux besogneux qui a trouvé après de longs mois de travail sa martingale en mélangeant picking et bottleneck, shuffle et basses volantes. Le tout sous la protection des femmes, une, deux, douze, des matrones aux airs de mères qui le nourrissent, l’attendent et le chérissent. La mise en scène des lits dans le volume, aussi nombreux que les bars et orientés dans le même sens jusqu’à un point de bascule, est d’ailleurs éloquente. Les femmes sont les héroïnes de Love in Vain, elle portent Johnson, comme sur la couverture de l’ouvrage, que ce soit sa mère, sa femme défunte ou celle qui lui tendra la bouteille qui le tuera. 

Illustration édition Glénat

Loin de La Nouvelle-Orléans, l’intersection des rues Pigalle-Massé-Douai, dans le IXe arrondissement de Paris, fameux crossroad des amateurs de guitare franciliens. Jeudi après-midi, dans un magasin, un vendeur et un client, peu de monde encore. Il est tôt, il fait beau. Robert Johnson, quatre-vingts ans après, c’est quoi ? Jean, 46 ans, client : «Le premier guitar hero.» Laurent, 35 ans, vendeur : «Robert Johnson ? C’est le blues.» Jean : «Par contre c’est chiant à écouter…» Le vendeur hoche la tête.

Guillaume TION

 

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